Il me semble utile de rapporter l'ensemble du passage dont la référence se trouve dans le titre de cet article :
Quand ils eurent déjeuné, Jésus dit à Simon-Pierre : "Simon, fils de Jean, M'aimes-tu plus que ceux-ci ?" Il lui répondit : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : "Pais mes agneaux."
Il lui dit à nouveau, une deuxième fois : "Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ?" - "Oui, Seigneur, lui dit-il, tu sais que je t'aime." Jésus lui dit : "Pais mes brebis."
Il lui dit pour la troisième fois : " Simon, fils de Jean, m'aimes-tu ? " Pierre fut peiné de ce qu'il lui eût dit pour la troisième fois : "M'aimes-tu ?", et il lui dit : "Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t'aime." Jésus lui dit : "Pais mes brebis.
En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu mettais toi-même ta ceinture, et tu allais où tu voulais ; quand tu auras vieilli, tu étendras les mains, et un autre te ceindra et te mènera où tu ne voudrais pas."
Il signifiait, en parlant ainsi, le genre de mort par lequel Pierre devait glorifier Dieu. Ayant dit cela, il lui dit : "Suis-moi."
(traduction Bible de Jérusalem)
Pour situer le contexte, le chapitre 21 est le dernier chapitre de l'évangile selon saint Jean, et relate une manifestation du Christ ressuscité au bord du lac de Tibériade, où les disciples le reconnaissent à la pêche miraculeuse qu'ils font sur son ordre.
Le passage que nous venons de lire suit immédiatement cette pêche miraculeuse. Cet évangile se termine quelques versets plus loin en forme de queue de poisson. Jean ne nous parle pas de l'Ascension, mais finit simplement sur ces paroles étonnantes : "Il y a encore bien d'autres choses qu'a faites Jésus. Si on les mettait par écrit une à une, je pense que le monde lui-même ne suffirait pas à contenir les livres qu'on en écrirait."

La première question de Jésus à Simon-Pierre est étonnante : "M'aimes-tu plus que ceux-ci ?" Il faut être le Fils de Dieu, ou bien sacrément culotté, pour oser poser cette question à un ami ! Il se trouve que cette question est légitime, si l'on se rappelle le premier commandement de l'amour de Dieu, qu'on trouve déjà dans la loi juive, en Deutéronome 6, 5 : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme et de toute ta force". Cette question ne peut donc être posée, et Pierre ne peut y répondre, que dans la foi au Christ ressuscité, reconnu comme le Fils de Dieu. Pierre lui-même l'avait professé à la question de Jésus, en Matthieu 16, 15-16 : "Pour vous, qui suis-je ?" - "Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant." Il est depuis passé par le triple reniement pendant le procès de Jésus, auquel renvoie cette triple demande de Jésus : "Pierre, m'aimes-tu ?", et la triple profession de foi, triple déclaration d'amour de Pierre.
Il n'empêche... "M'aimes-tu plus que ceux-ci ?" Question déchirante... et question posée, certes à tout chrétien, mais plus particulièrement à ceux que Jésus appelle à devenir pasteurs de ses brebis. Pierre répond par trois fois : "Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime !", et à chaque fois Jésus lui donne cette mission : "Pais mes agneaux, mes brebis." Il semble donc bien que cette mission est donnée en fonction de cette primauté de l'amour pour le Christ.
Et cet envoi en mission finit sur cet appel : "Suis-moi." (Je passe l'annonce de la mort de Pierre, même s'il y aurait beaucoup à dire là-dessus.)

Déchirant. Cela voudrait-il dire que je doive renoncer à mes amis pour suivre le Christ ? On pourrait croire que oui.
Ca poserait question. Ca me pose question.
Non, il ne faut pas durcir le trait : Jésus ne demande pas, pour le suivre, que l'on renonce à ses amis. Ce qu'il demande, c'est que notre amitié avec chacun d'eux soit ordonnée à celle que nous avons avec lui : que ce soit lui que nous aimions avant tout, y compris avant nos amis, y compris avant nous-mêmes. Cela a plusieurs conséquences.
Il se peut, et l'expérience malheureusement le montre, que certains n'acceptent pas cette primauté de l'amour de Dieu. J'ai, pour ma part, des amis qui l'ont refusée et qui ont pris leurs distances, parfois radicalement, ne comprenant pas ce choix radical, et croyant souvent qu'ils ne comptaient plus pour moi.
Il y a cependant plus difficile encore à réaliser : il se peut que, pour moi-même, une amitié prenne une telle importance qu'elle prenne le pas sur celle que le Seigneur me propose. Oh, pas besoin d'aller chercher loin : je zappe mon heure d'oraison parce que je discute avec untel, j' "oublie" mon office parce que j'ai rendez-vous avec unetelle... il faut choisir entre la messe et un dîner avec des amis... Il arrive cependant qu'il faille remettre à Dieu une amitié, totalement, parce qu'un choix a été demandé, explicitement ou pas. Ca m'est arrivé, et je peux témoigner que ce fut une mort à moi-même, un réel renoncement... qui n'impliquait pas que moi et qui n'a pas été compris, du moins sur le moment.

Allons plus loin : il n'y a pas d'opposition entre l'amitié envers des personnes et l'amour premier pour Dieu. Je suis même profondément convaincu, même si cela reste assez mystérieux, que mes amitiés les plus profondes sont celles qui sont ancrées, des deux côtés, dans l'amour premier donné au Christ. A vrai dire, une amitié qui se mettrait au-dessus de Dieu ne serait plus juste...
D'après Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque (ceux qui veulent préciser cette référence le peuvent), l'amitié suppose une certaine égalité entre les amis, car l'amitié suppose une certaine réciprocité. En effet, on comprend assez aisément que l'amitié entre un riche et un pauvre risque de poser rapidement problème, pour le riche qui risque d'être appelé à toujours donner, et pour le pauvre qui ne peut rien rendre à celui qui lui donne. L'amitié entre un mec qui sort de Normale Sup' et un gars qui sait vaguement aligner un syllogisme risque d'être difficile aussi, pour l'un parce qu'il va dépasser perpétuellement l'autre, et pour l'autre parce qu'il ne va rien capter aux délires intellectuels brillants du premier. Ainsi pour l'amitié entre un enfant et un vieillard... Finalement, deux solutions se présentent souvent dans une amitié entre personnes de qualités différentes (qualité sociale, intellectuelle, d'âge... sans jugement aucun sur les personnes en elles-mêmes) : soit le "petit" va profiter du "grand", dans la mesure où cette grandeur, quelle qu'elle soit, peut être partagée, soit le "grand" va s'emparer du "petit", et cela peut être assez sournois et même tout à fait involontaire. Aristote admet cependant que, pour peu que les deux personnes soient de grande vertu, il est possible, très rarement, qu'une telle amitié si dissymétrique soit possible. Ouf !
Pourquoi ce soulagement ? "Je ne vous appelle plus serviteurs, mais amis" (cf. Jean 15, 13-15), nous dit Jésus. Gloups... mais alors, avec Jésus, lui qui est Dieu, donc plus grand que moi dans toutes les dimensions, comment puis-je prétendre à une réelle amitié ? A priori, d'après la réflexion d'Aristote, c'est foutu d'avance. Sauf si, et c'est encore le Philosophe qui nous le dit, le "grand" élève le "petit" à une position d'égalité avec lui, ce qui implique qu'il s'abaisse jusqu'à lui. Nous voyons ici le risque, et pourquoi il précise qu'il faut une grande vertu de la part des deux amis pour tenir cette relation d'égalité : il y a de grandes chances que le "grand" s'enorgueillisse de son amitié avec le "petit", ou que le "petit" finisse par se croire l'égal du "grand". Il est extrêmement difficile de maintenir cette égalité en amitié alors même que les conditions concrètes, qui sont ce qu'elles sont, sont si différentes !
Revenons à Jésus, Fils de Dieu, qui nous appelle ses amis. Tout le mystère de l'Incarnation du Verbe, deuxième personne de la Sainte Trinité, réside en cette "kénose", en cet abaissement total de Dieu qui se fait homme pour se faire notre égal, et nous élever à lui. Saint Paul le résume en quelques mots dans sa lettre aux Philippiens (chapitre 2, versets 6 à 11) : "Lui, de condition divine, ne retint pas jalousement le rang qui l'égalait à Dieu. Mais il s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave, et devenant semblable aux hommes. S'étant comporté comme un homme, il s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort, et à la mort sur une croix ! Aussi Dieu l'a-t-il exalté et lui a-t-il donné le Nom qui est au-dessus de tout nom, pour que tout, au nom de Jésus, s'agenouille, au plus haut des cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue proclame, de Jésus Christ, qu'il est SEIGNEUR, à la gloire de Dieu le Père."
Ainsi, Jésus, par amour, par amitié peut-on dire pour être dans notre propos, se fait notre égal, et nous fait ses égaux. Lui qui est source de toute vérité et de tout bien, il est évident qu'il ne prend aucun avantage à le faire et qu'il le fait de manière absolument gratuite. Du côté du "grand", dans notre petit résumé de la réflexion d'Aristote, il n'y a donc pas de problème de vertu. Du côté du "petit", c'est-à-dire du nôtre, en revanche, il y en a. Il est fréquent de croire que Dieu prend position de supériorité par rapport à nous, et qu'il profite de nous (ne me dites pas que ça ne vous est jamais arrivé : "Qu'ai-je donc fait à Dieu pour mériter cela ?" Jamais ? Mes respects...). Il est peut-être aussi fréquent de prendre cette égalité qu'il nous donne pour une réalité qui vient de nous : finalement, je n'ai pas besoin de Dieu ! (Jamais ? Mes respects !)
Il reste donc que ce don d'amitié, absolument gratuit, de Dieu pour chacun de nous est fondé sur une différence radicale qui est celle qui subsiste entre le Créateur et sa créature. Nous sommes, par nature, totalement dépendants de Dieu dans notre être même, dans notre existence même, mais il nous donne, en se faisant l'un de nous, de pouvoir être ses amis. On sent aussi qu'il est toujours difficile pour nous, qui sommes pécheurs, de tenir la ligne de crête entre les deux positions fausses énoncées rapidement juste avant !
Il nous reste à dire que cette amitié que Dieu nous donne, nous faisant d'une certaine manière, comme nous l'avons vu, ses égaux, nous rend tous égaux les uns par rapport aux autres devant Dieu, quelles que soient nos différences par ailleurs. C'est précisément cette amitié avec Dieu, dans le Christ, qui nous donne cette liberté de lier amitié avec n'importe qui. C'est cela qui me permet, moi, pauvre petit séminariste, d'être ami de François, un type profondément autiste de 45 ans, qui ne parle pas... mais aussi d'être ami de tel très grand bonhomme devant qui je me sens tout petit pour plein de raisons valables (remarquez que François, pour moi, est un très grand bonhomme, mais pour d'autres raisons...)
Mais si, pour une raison ou une autre, je mets telle ou telle amitié devant l'amitié que le Christ me donne, et que je le mets au second plan, tout s'écroule : je ne me retrouve plus en droit d'être ami qu'avec des gens de mon milieu, de mon âge, de ma maturité, etc. Game over.

"M'aimes-tu plus que ceux-ci ?" - Oh oui, Seigneur, c'est même précisément parce que je t'aime (et surtout parce que tu m'aimes !) que je peux aimer les autres, tous les autres, les grands comme les petits, les riches comme les pauvres, les brillants comme les pas très intelligents, mes amis "naturels" comme ceux pour qui cela me demande un grand effort...
Seigneur, prends pitié de moi ! Donne-moi de les aimer, tous ces amis, comme tu les aimes, sans intérêt pour moi-même, gratos, tels qu'ils sont, sans leur demander plus qu'ils ne peuvent, en vérité. Donne-moi surtout de toujours orienter toutes mes amitiés dans le seul but de t'aimer plus, parce que je sais bien que si je me détourne de ce but, c'est eux aussi que j'aimerai mal, de travers, et que finalement je tromperai en me trompant.
Merci Seigneur pour ces amis que tu me donnes, donne-moi de leur montrer ton amour pour chacun d'eux, ta proposition d'amitié pour chacun d'eux... que, dans mon amitié avec eux, ils puissent découvrir la tienne et se mettre à ta suite.
Amen !