Conformiste. Le mot qui tue. Même pour une discussion autour d'une campagne de pub pour un attaché-case en cuir, le produit bateau à souhait. Remarquez, bateau, ça tue aussi.
Alors, pour peu que vous discutiez d'un sujet un peu plus élevé, un peu plus philosophique, ou d'un problème de société, ou pire, de morale (un terme horriblement conformiste, auquel on préfèrera le mot éthique, 'achement plus tendance, même si c'est le même mot, mais de racine grecque), si tout à coup l'un de vos interlocuteurs vous trouve "quand même super conformiste", taisez-vous, vous êtes disqualifié. Si toutefois vous êtes malin, trouvez-vous un avocat connu pour son anticonformisme, qui plaidera votre cause. A la limite, vous avez peut-être encore une chance. Minime.
Conformiste. Qu'est-ce qu'être conformiste ? Est conformiste celui qui se rattache à la pensée d'un autre, quelle qu'elle soit et qui qu'il soit. Telle pourrait être la définition dans l'esprit de nos contemporains. Et vous, êtes-vous conformiste ?

Si vous citez Aristote ou saint Thomas d'Aquin dans une phrase, vous êtes conformiste. L'important n'est pas tellement que vous le citiez à propos, mais Aristote est le fondateur de la philosophie classique, et devant "Thomas d'Aquin", il y a "saint", donc... Par contre, si vous citez Sartre ou Rousseau, là, c'est nouveau, c'est un souffle d'air frais qui dépoussière un peu tout ça, c'est intelligent. Peu importe que Rousseau ait pourri quinze siècles de philosophie politique avec un seul bouquin niant l'évidence, et qu'il ait prétendu révolutionner l'éducation de vos enfants après avoir abandonné les siens à l'assistance publique. Coluche disait, en citant Rousseau : "Monique, je l'ai pas violée ! Enfin... pas plus que les autres !" (On m'apprend que ce n'est pas de Rousseau, mais que j'ai cité Coluche, le fondateur des Restaus du Coeur, assassiné par des vilains qui ne voulaient pas de lui parce qu'il était gentil, donc je suis pardonné...) Peu importe que Sartre ait pourri le coeur et l'intelligence des deux dernières générations de gamins qui n'ont pas voulu grandir ou qui se sont suicidés (remarquez que le résultat est le même) parce que la vie est de toute manière vraiment absurde. On peut aussi citer Voltaire, parce que c'est chouette. Evitez Jean-Paul II, c'est vieux et il est contre la capote. De toute manière il a été remplacé par un ancien SS (pour cette information, fausse au demeurant, veuillez vous rapporter à ma réponse au troisième commentaire ci-dessous), alors... trop conformiste, tout ça, allez, ouste !

En fait, dans notre société où c'est l'individu qui prime sur toute autre considération, c'est logiquement la pensée individuelle qui compte. Comment distingue-t-on l'individuel du multiple, de la masse ? Deux solutions : soit l'individu sort du lot par une pensée exceptionnellement originale, par une invention absolument nouvelle, soit l'individu se distingue par l'exclusion de tous les autres individus : "je suis tout ce qui est différent des autres".
Il y a évidemment des individus du premier type, mais ils sont rares, et pas toujours exceptionnels. De toute manière, l'immense majorité des gens, dont je fais partie, a peu d'espoir d'arriver un jour à appartenir à cette espèce rare. Ou alors, il faut battre un record que personne n'a jamais encore pensé à battre, comme celui qui fera la plus grosse boule d'élastiques au monde. Un challenge intéressant, et qui résoudra du même coup bien des problèmes du monde actuel. Un grand bond en avant pour l'humanité...
Reste donc, pour la plupart, la seconde solution : penser par soi-même, ce qui est trop souvent identifié à penser différemment. Le grand problème soulevé par cette option est que, pour penser différemment, il faut déjà savoir ce que pensent tous les autres, puis trouver une pensée qui soit originale. Cela soulève deux objections de taille : d'une, cela suppose une culture phénoménale, que peu ont les moyens, en temps et en matière grise, d'acquérir, et de deux, la contradiction interne qui sous-tend l'acquisition d'une culture dans le seul but de s'en démarquer. Double conséquence pratique observée : culture trop souvent partielle et approximative, pour ne pas dire inexistante, et contradiction systématique de toute pensée supposée extérieure. Or la contradiction de toute pensée conduit, non pas à une pensée nouvelle, mais à un refus de penser.
Toute personne qui a une culture un peu développée et structurée sur un sujet, quel qu'il soit, se verra ainsi systématiquement écartée de la discussion, trop souvent sous le prétexte fallacieux qu'elle est conditionnée par ses années de réflexion, d'études, d'éducation sur le sujet en question. Car la contradiction se nourrit, non seulement contre les autres, mais aussi contre ce que je pensais hier : "il n'y a que les cons qui ne changent pas d'avis", tout le monde le dit. Oups...

"Tout le monde le dit", donc c'est vrai. On en est arrivé à là. Toute personne qui s'écarte de la non-pensée de cet agrégat d'invidus s'expose à une révolte de ce qui devient une foule : tu n'as pas le droit de nous imposer ta pensée !
D'un rejet de toute norme objective fondée sur la réalité, de toute pensée structurée, on en est arrivé à une norme statistique fondée sur une majorité non-pensante. Triste constat.
Une petite expérience qui aurait pu être amusante si elle n'avait pas été réellement violente : ayant osé dire que Jean-Paul II avait eu raison de condamner une certaine théologie de la libération fondée sur une vision marxiste typiquement anti-évangélique, j'ai été copieusement insulté par des gens non concernés par la question, non catholiques, n'ayant jamais étudié la théologie catholique, ne connaissant pas la pensée de Jean-Paul II ni l'Evangile. J'étais conformiste (c'est de cette discussion, réellement vécue, que j'ai tiré l'expression), c'est-à-dire que je pensais comme l'Eglise catholique, structure oppressive parce que voulant imposer une pensée unique au monde entier. Alors, maintenant, sans déconner... Je suis catholique, pratiquant de surcroît. Je suis séminariste. J'ai fait deux ans d'études de philo, trouvant que c'est trop court. Cela fait une quinzaine d'années que je bosse ma théologie catholique pour moi, et trois ans que c'est le sujet essentiel de mes études. Ces troix exemples font-ils de moi un conformiste ? Qui est catholique pratiquant dans notre bonne société française ? Qui est prêt à engager sa vie entière, quel que soit le type d'engagement ? Qui est prêt à engager sa vie sur une vérité reçue et reconnue comme telle ? Qui a pris le temps de faire cinq ans au moins d'études de philosophie et de théologie ? Suis-je tellement conformiste que cela ?

Qu'opposer à cela ? Je n'oppose rien, je propose, simplement : une société de personnes fondée sur la réalité objective, tant du monde qui nous entoure que de ce qu'est l'homme. Soyons conformistes, une dernière fois : saint Thomas d'Aquin définissait la vérité comme adequatio rei intellectus... conformité de l'intellect avec le réel.

NB : aucune volonté, dans cet article encore moins qu'ailleurs, d'exposer une démonstration structurée en vue de convaincre. Simplement le désir de pointer quelques incohérences fondamentales dans des discours trop souvent entendus pour être vraiment originaux... Cela explique le ton volontiers polémique de ce texte qui vaut ce qu'il vaut, c'est-à-dire pas grand-chose ; ton qui, je l'espère, n'aura blessé personne !
La polémique ne valant pas grand-chose par elle-même, il peut être intéressant de lire l'article écrit après celui-ci, où je développe mon sujet de manière un peu plus positive et construite...