Nous parlions (nous, parce qu'à l'heure où j'écris, il y a déjà un commentaire) donc de conformisme, et nous posions la question "qu'est-ce qu'être conformiste ?"... pour en arriver à la contradiction interne d'une société où le conformisme est assimilé à une aberration. Car, en fait, la vraie question est : à quoi devons-nous être conforme, et à quel conformisme ne faut-il pas se laisser aller ?

En effet, nous avons vu que la volonté de s'affirmer comme moi individuel est trop souvent comprise et pratiquée comme une négation de la pensée d'autrui dans le but d'avoir une pensée individuelle, ce qui aboutit de fait bien souvent à une absence de pensée, à la fois pour des raisons de fond - nier toute pensée n'aboutit pas à une pensée originale, mais à une absence de pensée - et pour des raisons pratiques - pour pouvoir nier toute pensée d'autrui, il faut la connaître, ce qui suppose un long travail d'apprentissage et une grande culture, et l'on constate que ce travail et cette culture sont refusés en pratique.

Le lecteur avisé aura sans doute remarqué que j'ai, depuis le début de cet article, soigneusement évité d'utiliser les termes personne ou personnel. C'est à dessein. En effet, si une personne est toujours un individu, un individu n'est pas toujours une personne. Un homme est toujours une personne, et est toujours un individu. Un chien est un individu, mais jamais une personne. Remarquons, au passage, que l'une comme l'autre affirmation sont aujourd'hui battues en brèche, ce qui résulte notamment d'une confusion remarquable entre les deux concepts. Définissons donc : une personne est un individu de nature rationnelle, autrement dit un individu doué d'un esprit et d'une raison. Un chien est un individu, mais il ne dira jamais "je", parce qu'il n'est pas raisonnable. Le "je" individuel ne peut être pensé et affirmé que par une personne.
A travers l'histoire de l'humanité, un long chemin a été parcouru pour arriver à reconnaître que tout être humain est une personne. Dans l'Antiquité, le sujet en tant que tel était assujetti - précisément - à la cité, dans la mesure où il était libre, ou à un maître, s'il était esclave. S'il était reconnu comme individu, au même titre que n'importe quel être vivant qui est par soi et pour soi (c'est une définition), le terme même de personne n'existait pas. C'est un concept qui viendra à la suite de la longue réflexion du début de l'ère chrétienne sur le mystère de la Sainte Trinité (comment penser un seul Dieu en trois personnes ?) et sur celui de Jésus-Christ (comment penser une seule personne et deux natures ?), révélés par Jésus et mis par écrit dans les évangiles, qui amènera à définir le concept de personne, comme substance individuelle (ou, pour être plus simple mais moins précis, individu) de nature rationnelle. Ce concept, appliqué d'abord aux personnes divines, sera ensuite par analogie appliqué à l'être humain.

"Quel rapport avec le conformisme ?", me demanderez-vous à juste titre ! Eh bien, précisément le fait qu'une personne accomplit son être personnel en relation avec d'autres personnes. Les "enfants-loups" nous ont montré, pour leur malheur, qu'un bébé qui a grandi sans relations avec des personnes ne développe pas son être personnel, et devient, tout du moins psychologiquement, un animal avec qui il est définitivement impossible, une fois atteint un certain âge, d'instaurer des relations interpersonnelles. L'individualisme qui empreint actuellement notre société est la négation de la personne : "moi, je, et tant pis pour les autres" amène inéluctablement à la guerre contre les autres, et la guerre est déclenchée par l'absence de relations. Alors, par la force des choses, seule importe ma loi, mon libre-arbitre, ma seule décision. Effectivement, c'est alors un anti-conformisme foncier qui s'installe, c'est-à-dire un refus de toute loi supposée extérieure à moi, un moi vu seulement comme conscience de soi devenue instance de décision auto-référencée, et non plus de jugement.
Le fait de penser qu'il y a une norme objective fondée sur le réel, ne serait-ce que sur ce que je suis, c'est-à-dire un être humain, avec des lois de fonctionnement biologiques aussi triviales que le fait que je ne pourrai jamais voler en agitant mes bras, mais aussi des lois psychologiques, spirituelles, morales, devient insupportable, parce que cela remet en cause cette instance de décision individuelle du vrai et du faux, du bien et du mal, inévitablement arbitraire puisque sans référence (toute personne choquée par cette affirmation se penchera sur le mode actuel d'adoption des lois, où la seule norme est ce que pense la majorité... en oubliant que la majorité peut se tromper !).

Alors, finalement, quelle conformité peut être juste, et quel conformisme doit-on justement rejeter ?
Que préférez-vous ? Une société fondée sur des lois arbitraires pouvant changer du tout au tout au gré des mouvements d'opinions, fidèle reflet de notre conscience de soi auto-affirmée et auto-fondée ? Ou une société ayant des lois fondées sur ce qu'est l'homme, une personne en relation avec d'autres personnes, toutes égales parce que de même nature et inaliénables parce que, précisément, personnelles ? Une société fondée sur une anthropologie qui prend en compte ce qu'est l'homme, à savoir un être personnel tendu vers le bien et vers le vrai, mais faillible ?
Une société qui a des lois "parce qu'il faut bien en avoir sinon on s'entretuerait", où "la liberté des uns s'arrête là où commence celle des autres" ? Ou une société qui a des lois parce que l'homme est un être ayant une nature corporelle ET spirituelle ? Une nature qui a des lois (biologiques, psychologiques ET morales et spirituelles)? Une société où la liberté des uns grandit avec celle des autres ?
Le conformisme est l'affirmation d'une loi pour elle-même, et c'est sans doute très dangereux, même à court terme, mais ce n'est pas pour cela que la loi est mauvaise. Pour juger du caractère bon ou mauvais d'une loi, il faut une conscience morale, et je crois que nous en avons tous une. Une conscience morale qui juge, non pas les personnes, mais les actes posés ou à poser, et qui les juge par rapport à ce que nous sommes, par rapport à la vérité du réel. Ce qui est juste, alors, est de rejeter de tout son coeur une loi qui est reconnue comme mauvaise, et d'adhérer pleinement à une loi qui est reconnue comme bonne. Ce n'est plus du conformisme, c'est la conformité à ce que je suis : un homme libre et debout, tendu vers le bien et la vérité, et, même faillible, en route vers une perfection possible si elle est vécue avec d'autres... et avec Dieu (et ça, c'est ma petite touche catholique ;) ).