Si l'homme est libre, il peut rire de tout. C'est un fait. Mais l'homme doit-il rire de tout ? Ou encore, l'homme a-t-il le droit de rire de tout ?
Vous connaissez tous cette blague, de fort mauvais goût, qui consiste à glisser, au moment où quelqu'un évoque plus ou moins bruyamment une tragédie qui a eu lieu il n'y a pas si longtemps : "Oh, j'en sais quelque chose, mon grand-père est mort dans un camp de concentration !", et tous, de concert, de pleurer la mort atroce de votre grand-père, et ce avec raison. Pour peu d'ailleurs que la personne qui évoquait la chose juste avant en ait parlé avec une certaine légèreté, il s'en excusera. Platement. Avec un vague sentiment peut-être d'avoir loupé une occasion de se taire.
C'est là que la chose m'intéresse, et je délaisse la suite de la blague, qui est pour le moins teintée d'humour noir, et quand je dis teintée, c'est au sens de tainted, comprenne qui pourra ! Car enfin, si l'on peut rire de tout, pourquoi se sent-on parfois coupable d'avoir ri ?
A l'époque de l'affaire dite des caricatures de Mahomet, beaucoup ont allégués qu'au nom de la liberté d'expression, on pouvait rire de tout. J'ai moi-même assez pleuré sur des blagues de mauvais goût impliquant mon Seigneur ou ceux qui lui sont proches pour ne pas être scandalisé par certaines de ces caricatures supposées faire rire. A-t-on le droit de rire de ce que des gens croient, du plus profond de leurs tripes et de leur coeur ? Est-ce que ce rire est juste ? Est-ce que ce rire est bon ? Elève-t-il l'âme ?

Car finalement la question est morale, et il n'est point besoin de multiplier les exemples pour se rendre compte que le problème est là. Si l'homme est libre, et que, du point de vue du simple libre-arbitre, il est capable de rire de tout et parfois du pire, il peut pourtant abuser de sa liberté pour agir mal, pour agir contre ce qui est bon pour lui, pour agir contre ce qui est bien pour son prochain.
Il est un rire dont on doit se méfier au plus haut point, gardant toujours une vigilance absolue pour le repérer et l'éviter comme la peste : celui par lequel on se moque de quelqu'un. J'ai vu des coeurs brisés à vie par un rire, et pas si rarement que ça... et ça ne se voit pas toujours. Nous vivons dans une ère où des comiques se produisent devant des salles immenses qu'ils soulèvent - ou écroulent - d'un seul geste, et qui gagnent ainsi des salaires de pilotes de formule 1. En soi, ce n'est pas une mauvaise chose, mais combien de fois ne rit-on pas de son prochain dans ces spectacles ?
Raymond Devos - Dieu ait son âme - était un homme qui savait rire et faire rire, même si tout le monde n'était pas capable de rire à la virtuosité de ses compositions ; car cet homme composait, comme Mozart ou comme Racine. Si. Et Devos, humoriste chrétien, fignolait pendant des heures, des journées entières, ses compositions, jusqu'à être bien sûr que jamais personne ne pourrait se sentir blessé par le rire qu'elles provoqueraient une fois lâchées à un public hilare. Plus encore : le public pouvait rire, absolument sûr que son rire ne lui salirait pas l'âme, qu'il ne l'abêtirait pas, qu'il ne lui donnerait jamais l'occasion de s'associer à une moquerie blessante ou à un rire gras et déplacé (et de ce point de vue là, n'en déplaise à l'un de ses plus grands admirateurs - 1,94 m tout de même, si je ne m'abuse - que j'aime beaucoup, Pierre Desproges n'est pas un exemple...).
Autre exemple : je ne connais pas plus rigolo qu'un moine. J'ai emmené un certain nombres d'amis et d'amies dans une communauté bénédictine dont j'étais assez proche, et tous, croyants ou non croyants, ont été surpris de la gaieté de ces hommes ayant donné leur vie dans un cloître silencieux, retiré du monde. Plusieurs ont cherché à comprendre pourquoi ces hommes étaient si emplis de cette joie de vivre, pourquoi ces hommes riaient à tous vents de manière si simple et si douce, qui ne blessait jamais personne. Pourquoi leurs blagues n'étaient jamais une bonne vanne, mais quelque chose qui rafraîchissait l'âme en même temps qu'elle détendait les zygomatiques. La raison ? L'amour, mes amis, et Dieu sait combien cette vertu est difficile à vivre en communauté. Dieu sait combien les occasions sont nombreuses de se moquer de son frère, Dieu sait le nombre de fois où l'on laisse échapper une saillie drôlatique et, aussitôt après, on regrette de l'avoir dite et on va demander pardon. C'est un exercice difficile que d'apprendre à rire de manière juste.
Combien de fois, sur Internet ou In Real Life, ai-je dû demander pardon pour un commentaire qui m'avait bien fait rigoler (et sans doute n'étais-je pas le seul), mais qui avait blessé la personne à qui je l'avais destiné ! Dieu sait combien de fois, désormais, je tape Alt+F4 au lieu de Entrée à l'issue d'un article ou d'un commentaire ! Dieu sait combien de fois je ravale la réplique humoristique qui m'aurait assûré une victoire certaine dans une joute verbale entre amis, par éclat de rire plutôt que par raison. Vous savez encore plus combien de fois elle m'échappe... et peut-être en riez vous vous-mêmes, après tout, mais est-ce vraiment de pleine gaieté de coeur ?

Bref, pour conclure, je me donne aujourd'hui une résolution, et il me semble qu'il est bon de la partager - autrement je ne l'aurais pas écrite ici.
Je demande au Seigneur de bien vouloir me donner la grâce de ne plus rire sans jamais m'être demandé au préalable si ce rire n'était pas contraire à son amour, de quelque manière que ce soit. Je ne veux plus rire de la misère humaine. Je ne veux plus rire à ce qui abaisse l'homme. Je ne veux plus rire à ce qui risquerait, même un tout petit peu, de blesser mon prochain, et même s'il n'est pas là. Oh, bien sûr, Seigneur, je me tromperai souvent, mais apprends-moi à le voir et à m'en corriger, pour que mon rire et celui que je provoquerai chez les autres soit un moyen d'union toujours plus profonde à ton humour à toi, qui n'est pas différent de ton amour. Ne dit-on pas que humour vient de humilité et amour ?
Et ainsi, si tu le veux, nous pourrons un jour, ceux qui m'entourent et moi-même avec toi, rire à pleins poumons dans ton Paradis, d'un seul coeur et d'une seule âme, unis par l'humour... euh... l'amour. Et alors, en bondissant au plafond qui n'existera plus, nous pourrons chanter ensemble, comme Mary Poppins et ses bambins : "C'est bon de rire *AH AH AH AH AH* et haut et fort et clair..."