Plan :

Introduction.
Le débat d'opinions est-il possible ?
Nécessité des idées. Quels critère et instrument de jugement ?
Un débat ? Dans quel but ?
Résumé. (C'est ici que ceux qui, découragés à la vue de la longueur du développement, pourront aller avant de passer directement à la conclusion ;) )
Conclusion.

Et, en guise de bibliographie, vous pourrez trouver un article sur un blog de quelqu'un qui m'est proche et qui s'exprime, à sa manière, sur le même sujet : deux approches complémentaires dans deux styles différents pour sensiblement la même conclusion... C'est par ici !

Introduction : définitions.

Il me semble important de préciser, d'entrée de jeu, les définitions de deux mots qui figurent dans mon titre. Je les utilise en effet dans des sens assez précis et exclusifs qui, vérification faite dans un dictionnaire sérieux, pourraient prêter eux-mêmes à discussion. Ce n'est pas mon but ici et maintenant.
Opinion : j'utiliserai ce terme pour désigner précisément un point de vue, une position intellectuelle d'un individu particulier.
Idée : ce mot désignera, quant à lui, une représentation générale et abstraite d'une réalité, formée par l'entendement, paraphrasant presque littéralement le dictionnaire sus-évoqué.
=> Petite parenthèse pour ceux qui ont déjà touché un peu à l'histoire de la philosophie... Tout philosophe, même en herbe, aura remarqué que ces deux définitions sont proches de celles de Platon, pour qui l'opinion est la représentation nécessairement erronée du béotien qui a oublié de réfléchir et qui s'en tient à l'image sensible qu'il se fait du monde sensible, alors que l'Idée est le seul réel, dont le monde sensible n'est qu'un pâle reflet déformé duquel on doit extirper, au prix d'un douloureux enfantement intellectuel, l'Idée elle-même dans toute sa pureté intellectuelle.
Ce rapprochement est voulu, même si j'adopte un point de vue rigoureusement différent de Platon : le réel, c'est le monde qui nous entoure, sur lequel viennent buter toutes nos idées et auprès duquel il faut constamment aller les vérifier.
En bref, si nous avons besoin d'un système d'idées, ou d'un système conceptuel, pour comprendre le réel, celui-ci reste toujours infiniment plus riche et unique qu'aucun de nos concepts ou de nos idées. C'est donc toujours le réel qui prime sur le concept, celui-ci étant nécessaire sous peine de ne plus pouvoir rien comprendre !
<= Fin de la parenthèse !

I. Le débat d'opinions est-il possible ?

Ces définitions posées, passons au débat lui-même...
Les propositions "je pense que", "à mon avis" sont le plus souvent révélatrices d'opinions. En soi, les personnes qui énoncent ces phrases sont tout à fait respectables, et elles méritent d'être écoutées pour elles-mêmes. Toutefois, ces opinions, même fort intéressantes, sont-elles suffisantes à elles seules pour constituer un débat ? Certainement non.
Deux possibilités apparaissent en effet :
  • soit tous les intervenants sont d'accord, ils pensent tous la même chose, et alors il n'y a pas de débat. Cela n'empêche pas de chercher à approfondir, ou à élargir le sujet de discussion, mais, au moment où tous sont d'accord, la nécessité même du débat disparaît, et le débat avec elle.
  • soit différentes opinions apparaissent. Là encore, deux possibilités apparaissent :
    • soit on en reste là, et le débat ne commence pas. C'est un droit, et ce droit est rappelé chaque jour par cette petite phrase qui tue le débat dans l'oeuf : "chacun a le droit de penser ce qu'il veut". Heureuse tolérance... ou pas. Nous y reviendrons.
    • soit on rentre dans la discussion, et le débat d'idées devient alors nécessaire. Encore faut-il qu'il soit possible : le stade de l'opinion ne suffit plus, il faut passer aux idées, à l'argumentation rationnelle, et pour cela il faut un but... autrement, où est l'intérêt d'opposer frontalement diverses opinions, parfois opposées, si elles ont toutes même valeur et même autorité ? On en revient au célèbre "chacun a le droit de penser ce qu'il veut", et le débat qui aurait pu naître est mort-né.
      Il faut donc un critère qui permette aux différentes personnes qui veulent débattre de juger (oui, juger !) de la validité et de la valeur des différentes opinions en présence, et un instrument qui permette d'utiliser ce critère. Quels peuvent-ils bien être ? Il va falloir répondre à cette question...

II. Nécessité des idées. Quels critère et instrument de jugement ?

Venons-en donc au débat d'idées, fondé nécessairement, on l'a vu, sur une différence de points de vue entre divers intervenants.
On a vu aussi qu'il requérait un instrument permettant à chacun de vérifier la validité de telle ou telle idée émise, par rapport à un critère partagé.
L'instrument, toute personne le connaît : c'est l'intelligence rationnelle. Toute personne normalement constituée la possède, même un tout petit peu. Elle peut être déficiente, même gravement, elle peut même ne pas pouvoir être utilisée du tout (handicaps mentaux à divers degrés, coma inconscient... les causes peuvent être nombreuses et multiples, mais mes lecteurs ne sont pas eux-mêmes concernés), mais elle existe toujours : elle est constitutive de l'être humain.
Et le critère ? Là, la discussion est très souvent ouverte, et parfois houleuse. Permettez-moi d'arriver à la conclusion nécessaire et inévitable de cette discussion : le critère, c'est la vérité, définie communément comme adequatio rei et intellectus, adéquation du réel et de l'intellect. Et à ceux qui me reprocheraient de ne pas engager la discussion, je répondrais simplement que le fait même de discuter suppose l'existence de ce critère de jugement, ce qui implique que le fait même de demander à en discuter revient à donner la conclusion de cette discussion, autrement cette conclusion restera introuvable, et tout le reste est inutile. Je passe donc allègrement, ayant déjà la réponse, et vous aussi.

III. Un débat ? Dans quel but ?

Reste le but : les personnes sont réunies, avec leurs points de vue divergents, elles possèdent toutes une intelligence rationnelle et sont en mesure de l'utiliser (ils ont en effet bien dormi la nuit précédente et n'ont pas trop mangé ni bu à déjeûner ;) ). Elles reconnaissent que la vérité est là, peut-être encore cachée, mal connue, ou même inconnaissable à la fois totalement et dans ses moindres détails, mais nécessairement connaissable, au moins un peu. Encore faut-il qu'elles aient la volonté d'utiliser cette intelligence ! Quel peut donc bien en être le motif ? Après tout, il faut un enjeu qui en vaille la chandelle, à ces moments qui vont venir de discussion effreinée, parfois enflammée, à ces maux de tête résultant de l'excitation parfois violente de leurs neurones en ébullition, à ces blessures peut-être infligées et reçues, souvent inévitables dans le feu de l'action...
La discussion est souvent une bataille qui suppose une réelle conviction, un réel engagement et une intention de convaincre. Il n'est pas nécessaire de s'engager dans un voyage en une contrée lointaine pour s'en persuader : descendez dans la rue, allez sur un forum. L'expérience montre que des gens s'engagent dans ces discussions onéreuses en temps et en énergie. Pourquoi ? Quel est l'enjeu qui motive tous ceux-là ?
La vérité. Cette vérité peut avoir un intérêt pratique, scientifique, moral, spéculatif, et j'en passe, mais fondamentalement, on en revient toujours à la vérité, la vérité comme adéquation du réel et de l'intellect. Cette vérité, dont l'existence était la condition sine qua non de la discussion, en est aussi le motif et le terme.
Et cette vérité comme cause formelle et finale du débat suppose, en retour, que les participants, convaincus que leurs idées sont vraies, et engagés dans l'entreprise d'en convaincre les autres, soient aussi - par respect même pour cette vérité qu'ils recherchent et veulent reconnaître et faire reconnaître - capables d'écouter les autres énoncer leurs idées. Cette écoute suppose à son tour que l'on soit soi-même ouvert à la possibilité d'être convaincu !

Résumé.

Avant de conclure, résumons.
Un débat requiert plusieurs conditions réalisées :
- une divergence entre plusieurs personnes douées d'une intelligence rationnelle en état de fonctionnement,
- la conviction partagée que la vérité existe et qu'elle est connaissable, au moins de manière fragmentaire,
- la conviction partagée que cette vérité a de la valeur, soit pour elle-même, soit parce qu'elle va avoir des conséquences.
Ce débat implique, de la part des personnes qui y participent :
- un engagement personnel à la hauteur de la valeur de la vérité que l'on cherche à reconnaître ensemble, c'est-à-dire une volonté de convaincre de ce dont on est soi-même convaincu,
- la capacité d'écouter les idées différentes de son voisin, de les juger (et non pas de juger son voisin !) et, éventuellement, d'en reconnaître la vérité, c'est-à-dire la volonté de reconnaître la vérité pour ce qu'elle est... et de reconnaître que l'on peut s'être trompé !

Conclusion.

Concluons :
Cette discussion a une importance capitale, à cause des conséquences très concrètes de sa conclusion. De ces conséquences, je voudrais en pointer une seule, qui a émergé à la lecture de commentaires sur une loi récemment débattue à l'Assemblée Nationale... je laisse le soin aux rares personnes qui m'auront lues d'en présenter d'autres s'ils en voient l'utilité.

Finalement, l'objet de n'importe quel débat digne de ce nom, c'est la vérité. Elle en est le centre, le motif, la fin, quelle que soit la raison de sa valeur (immédiate et très concrète, plus spéculative et plus abstraite...). Cette vérité implique un décentrement de soi-même et la reconnaissance d'une valeur autre que soi-même. Dans un réel débat, il faudrait idéalement que les personnes laissent tomber leur ego, leur "moi je", pour mettre au centre la vérité supposée connaissable et cherchée à connaître ensemble, et j'insiste fortement sur ce ensemble.
Le débat n'est plus alors "moi je" contre un autre "moi je" et contre un autre "moi je", chacun isolé dans son opinion subjective qui n'a de valeur qu'en raison de chaque "moi je", et donc inconciliables, ce qui, finalement, rend nul l'engagement de chaque "moi je", puisqu'il n'y a rien d'autre à rechercher que mon "moi je".
- Toute ressemblance avec un quelconque débat dans une quelconque société actuelle est un pur délire de votre part. -
Le débat devient ce qu'il doit être : un décentrement de chaque ego vers un centre qui soit commun à chacun et recherché avec conviction par chacun ensemble, à savoir la vérité, extérieure à soi, que l'on doit ensemble chercher et ensemble reconnaître pour pouvoir construire ensemble quelque chose. Quel que soit ce quelque chose d'ailleurs : un projet, une entreprise... une société. Sans ce décentrement et cette conviction, on ne peut rien construire : chacun est laissé à soi-même dans un isolement définitif.
- Encore une fois, toute ressemblance avec un quelconque débat dans une quelconque société actuelle est un pur délire de votre part. Ou pas. -
En définitive, on peut schématiser : pas de vérité => pas de société viable => anarchie ou dictature de l'arbitraire. Toutes les dictatures, quelles que soient leurs formes (celle de la pensée unique actuelle en est une), reposent sur l'occultation de la vérité, ou sur son détournement, sa perversion au profit de quelques-uns. Une société viable et qui prenne en compte chaque personne et toutes les personnes qui la constituent nécessite un fondement qui lui soit extérieur et supérieur : la vérité, toujours à rechercher parce que jamais finie d'être approfondie. Alors, en fait, "chacun a le droit de penser ce qu'il veut" est-il suffisant ? C'est nécessaire, sous peine de dictature, mais encore faut-il que "penser" soit pensé (précisément) au sens fort : celui d'une pensée réelle, avec un effort intellectuel conséquent, dans le but de trouver la vérité. Autrement, c'est soit l'anarchie, soit la dictature de la pseudo-tolérance à moindre frais, intolérante pour quiconque voudrait chercher un peu plus loin... "Chacun a le droit de penser ce qu'il veut" revient alors à "chacun a le devoir de ne pas penser". Même pas "penser autrement que son voisin", non : "penser". Tout court.
- Une dernière fois, toute ressemblance avec une quelconque société actuelle est un pur délire de votre part. Ou pas. -

Remarque : oui, c'est un idéal, et oui, l'homme est pécheur. Etonnamment, une définition sérieuse du péché est précisément le repliement sur soi-même, la recherche de soi-même comme seul ayant de la valeur, et l'ordonnancement de toutes choses extérieures à soi-même. En deux mots : l'orgueil, péché capital par excellence, et l'égoïsme qui en découle...

Quelques questions subsidiaires amusantes, ou pistes de recherche intéressantes :
Et la démocratie, quels fondements pour quelle valeur (sans 's') ?
Le consensus est-il fondateur ?
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