Once upon a time, comme on dit de l'Autre-Manche, un bûcheron s'en vint voir un grand propriétaire forestier pour s'engager à son service. Ce qui fut fait. Le propriétaire, qui était fort bon, accompagna son tout nouvel employé jusqu'à son lieu de travail : "Voilà, nous y sommes", dit-il en étendant son bras sur un flanc de côteau peuplé de hêtres. "Tout ceci doit être transformé en planches pour mon futur château, dont les fondations sont déjà creusées un peu plus bas. Si vous avez besoin d'aide ou de matériel, n'hésitez pas à y descendre pour m'en parler !"
Et il s'en fut.

Le bûcheron contempla quelques instants son nouveau domaine, puis se retroussa les manches, et se planta devant le premier arbre qui passait - majestueusement - par là. "Mmmmmh... un bon mètre de diamètre, ça va demander de l'ouvrage !", se dit-il, se tournant vers l'appenti où l'attendaient ses outils : un Opinel n°8 et un passe-partout de 3 mètres.
A l'évidence, il ne pourrait rien faire ni avec l'un ni avec l'autre. Allons bon ! Que faire ? Aller demander de l'aide au maître ? Mais non, il venait de le quitter à l'instant... Essayant de se saisir du passe-partout, et manquant d'y perdre trois doigts, le bûcheron prit finalement le couteau, en déplia la lame, serra la virole de sûreté, et s'attaqua à l'ouvrage.
Le soir, il contempla son oeuvre : il avait réussi, en tout et pour tout, à graver dans la rude écorce un grand coeur percé d'une flèche, avec les initiales de la fille du maître (car il en était fou amoureux, ne l'avions-nous pas déjà dit ?). Voilà, au moins, qui lui donnerait du coeur à l'ouvrage pour le lendemain. Et il alla se coucher.
Le lendemain, il reprit son Opinel, mais - le devinerez-vous ? - il arriva au soir avec plus d'ampoules que de résultat concret. Le passe-partout miroitait dans l'ombre de l'appentis, bien aiguisé, prêt à de longs allers-retours dans la chair tendre du hêtre récalcitrant... mais pour manier un passe-partout, il faut être deux ! Et le bûcheron voulait montrer à son futur beau-père et à sa future fiancée qu'il était capable de s'en sortir tout seul, comme un grand.
Les jours passèrent... l'entaille à la base du tronc ne grandissait plus. Le bûcheron contemplait son absence d'ouvrage, en voulant à son maître de lui avoir confié un travail trop gigantesque sans les outils adaptés, mais n'osant plus aller avouer son impuissance : "Quoi, tant de jours perdus alors que tu n'avais que quelques pas à faire pour me demander de l'aide ?", s'entendait-il dire. Alors il s'assit au pied de sa cabane à outils, lança son Opinel qui se planta dans le tronc, avant de tomber, pointe cassée... et il attendit. Il contemplait l'arbre, majestueux, à peine entamé par son long travail inutile. Finalement, il était très beau comme ça, cet arbre. Pourquoi le couper ? Des planches, même dans un château, c'est quand même moins beau qu'un arbre !

Les jours passèrent, passaient, passent, vont passer, passeront...

Que dira le maître quand il viendra ?